mardi 2 octobre 2012

Un anticapitalisme profond


     L’idéologie hitlérienne se construisit d’abord en opposition aux principes du siècle passé. En particulier, sur le plan des idées qui nous intéressent ici, la révolution national-socialiste fut avant tout une révolution anticapitaliste. Cette dimension était fort vive à la naissance du parti, et elle l’avait été tout autant dans des deux systèmes qui fournirent aux Nazis leur inspiration : le bolchevisme russe et le fascisme italien. Comme le dira Eugen Weber, « s'il est un point sur lequel les Fascistes et les Nationaux-Socialistes étaient d'accord, c'est sur l'hostilité au capitalisme. » 3 Bien que ce ne fût pas le seul point commun entre le nazisme allemand et le fascisme italien, loin s’en faut, l’opposition au capitalisme de libre-marché est l’une des plus évidentes.
     L’anticapitalisme formait le fond idéologique du mouvement nazi tout entier. Pour une minorité de membres du parti il est vrai que ce n’était là qu’une dimension annexe. Pour d’autres, dont Gregor Strasser, Joseph Goebbels, et Gottfried Feder, l’anticapitalisme était le fondement de leur engagement politique tout entier. Pour Strasser notamment, les choses étaient claires : la révolution national-socialiste avait comme « condition préalable » le renversement du capitalisme et devait signifier le « rejet du système individualiste de l’économie capitaliste ». 4
     Il faut le dire néanmoins, le capitalisme n’était pas beaucoup soutenu en Allemagne. La droite, paradoxalement, le rejetait presque. Pour la gauche, des socio-démocrates aux communistes, il représentait l’ennemi à abattre, et si tous ne s’accordaient pas nécessairement sur les moyens à mettre en place, ils étaient du moins en parfait accord quant à l’objectif ultime. Un autre mouvement politique partageait leur anticapitalisme radical : le parti national-socialiste d’Adolf Hitler. Lors d’un congrès célèbre, François Mitterrand expliqua que pour être socialiste, pour mériter l’adhésion au Parti Socialiste, il fallait rejeter énergiquement la société capitaliste et son système économique d’exploitation. L’Allemagne du XIXe siècle donna naissance à de nombreux hommes qui partagèrent cette haine pour le capitalisme. Karl Marx en fut un excellent exemple ; Hitler aussi. Pour s’en convaincre il suffit de prendre la peine de l’écouter. « Nous sommes socialistes, clama Hitler dans un discours de 1927. Nous sommes les ennemis du système économique capitaliste actuel, avec son exploitation des économiquement faibles, avec ses salaires injustes, avec son évaluation indécent de l’homme selon la richesse et la propriété, plutôt que selon la responsabilité et la performance, et nous sommes déterminés à détruire ce système à n’importe quelles conditions. » 5
     Hitler voyait dans le capitalisme le mal absolu. De manière logique, il considéra l’individu capitaliste, l’homme d’affaires, comme le plus âpre et plus direct adversaire du national-socialisme. Autant il affirmera avoir toujours reconnu que les communistes pourraient rejoindre le Parti national-socialiste, autant, à l’inverse, il n’imagina jamais comment des capitalistes pourraient le faire et adhérer à son idéologie : « Nos adversaires ont tout à fait raison quand ils disent : “Rien ne peut nous réconcilier avec le monde National-Socialiste’’. Comment un capitaliste borné pourrait bien s’accorder avec mes principes ? Il serait plus facile pour le Diable d’aller à l’Eglise et de se bénir d’eau sacrée plutôt que pour ces gens de comprendre les idées que nous tenons aujourd’hui pour des faits. » 6
     A plusieurs reprises, le jeune Goebbels manifesta aussi son anticapitalisme. En 1928, après une discussion avec un ouvrier, il évoquera dans ses cahiers l’ « exploitation » inhérente au système économique capitaliste : « Je suis resté un long moment encore avec le camarade Engel. C’est un type très bien. Un travailleur allemand. Un million comme lui et l’Allemagne serait sauvée. De nos jours, ce précieux capital est dilapidé par le capitalisme. Engel m’a parlé du travail à la chaîne chez Ford. C’est pire que l’esclavage. On est forcément pris d’une peine profonde en regardant la façon dont le système assassin actuel saigne et assassine petit à petit les forces les plus utiles du peuple allemand. C’est désespérant. » 7 Remarquons tout de même l’ironie qu’il peut y avoir à entendre un dirigeant nazi parler d’un système « assassin » qui « saigne » le peuple, cela d’autant plus que ce système capitaliste est justement celui qui est parvenu, historiquement, à lui donner des moyens de vivre. Quant au soi-disant « esclavage » dans les usines Ford, rappelons simplement que celles-ci offraient des salaires si élevés qu’aucune autre entreprise allemande de l’époque ne parvint jamais à l’égaler.    
     Dans son appréciation du capitalisme et des questions économiques, Goebbels s’inspira tellement des conceptions de Marx qu’on pourrait assez facilement les confondre l’un et l’autre. Voyez plutôt avec les deux citations suivantes : « Tout argent est poisseux parce qu’il vient avec de la sueur et du sang »  et « Le capital naît en suant le sang et la boue par tous les pores ». 8 Laquelle est de Karl Marx, laquelle est de Joseph Goebbels ? Observons-en une autre : « Le travailleur dans un Etat capitaliste n'est plus ni un être humain, ni un créateur, ni un producteur. Sans qu'il puisse le comprendre, il est devenu une machine, un numéro, un rouage dans la machine. Il est aliéné par ce qu'il produit. » 9 Cette citation provient-elle de Karl Marx, le philosophe de l’aliénation et de l’exploitation capitaliste, ou de Joseph Goebbels ? Elle est tirée d’un pamphlet de Goebbels.
     A mesure que s’affirmait leur tempérament socialiste, les Nazis rejetaient avec une force croissante les institutions et les principes fondamentaux du capitalisme libéral. Malgré son aspect déjà fort moribond après des décennies d’antilibéralisme, il représentait pour eux l’ennemi ultime, et ils ne semblaient jamais avoir de mots assez durs pour le qualifier et pour le critiquer. Cette détestation, en s’affirmant et en faisant corps avec l’ensemble de leurs convictions politiques, les poussera à préférer le bolchevisme de l’est au capitalisme de l’ouest. « En dernier recourt, expliqua clairement Goebbels, mieux vaut succomber avec le bolchevisme qu’être réduit en esclavage avec le capitalisme. » 10 En 1924, il notait également : « Les puissances occidentales sont déjà corrompues. Nos cercles dirigeants regardent vers l’Occident parce que les puissances occidentales représentent les Etats classiques du libéralisme. Et que vivre sous le libéralisme, pour celui qui possède (que ce soit de l’argent ou des relations ou la brutalité et l’absence de scrupules requise), c’est vivre bien. C’est de l’Est que vient la nouvelle théorie de l’Etat, reposant sur la soumission individuelle et la discipline stricte vis-à-vis de cet Etat. Bien sûr, cela déplait à messieurs les libéraux. D’où la ruée vers l’Ouest. La banque et la Bourse, la grande industrie, le grand capitalisme, l’agriculture — folie que tout ça ! » 11
     L’année 1932 fut marquée par de nombreuses élections et, pour le NSDAP, par de nombreuses victoires. Ne décrire que ces succès, comme le font habituellement les historiens du nazisme, laisse croire au lecteur contemporain qu’Hitler est arrivé au pouvoir par hasard et que le national-socialisme s’est imposé dans les cerveaux par l’œuvre du Saint-Esprit. A observer de près la propagande du parti d’Hitler, on s’aperçoit non seulement que l’antisémitisme y était moins « ultra-présent » qu’on le fait croire trop souvent, mais qu’il y était même souvent absent. A l’inverse, cette propagande transpirait l’anticapitalisme par tous les pores, pour reprendre la formule de Marx. La figure du travailleur modeste exploité par le patronat et la finance internationale fut une image massivement utilisée pour les affiches et les tracts du parti national-socialiste, une image d’ailleurs reprise des socialistes et des communistes. Présent en Allemagne dans les premières années du nazisme, Raymond Aron remarqua ainsi que, de ce point de vue, « le parti national-socialiste prenait modèle sur les partis social-démocrate ou communiste ». 12
     Cette propagande anticapitaliste n’était pas seulement un argument lancé à la vue des ouvriers, très friands de cette rhétorique. Aux paysans, les dirigeants nazis tenaient le même discours. Il faut dire que les conditions de la paysannerie justifiaient à bien des égards l’accent mis sur cet élément. L’agriculture était le secteur de l’économie qui, en Allemagne, avait le moins bénéficié de la reprise des années 1926-1927, et ce fut également celui qui, au début des années 1930, fut le plus sévèrement touché par la crise. Parce que la dépression avait fait nettement diminué et la consommation et les prix de vente les deux étant naturellement liés le début des années 1930 fut marqué par une très grande misère pour les paysans et les exploiteurs agricoles allemands. Du fait de son rejet presque instinctif du capitalisme et du fait de cette misère même, l’électeur des campagnes était la cible privilégiée du national-socialisme.
     En 1932, tentant de consolider sa base électorale dans les campagnes, le parti nazi émit un tract de campagne intitulé  « Fermiers Allemands, vous êtes représentés par Hitler, et voici pourquoi ! » Il expliquait qu’Hitler représentait leurs intérêts parce qu’il osait lutter contre les pouvoirs du grand capitalisme et de la finance mondiale. Le tract expliquait ouvertement : « Le premier danger pour le fermier allemand est le système économique américain — le grand capitalisme ! Il signifie la crise économique mondiale. Il signifie l’esclavage éternel de l’intérêt. Il signifie que le monde n’est plus qu’un large butin pour la finance juive de Wall Street, New York, et Paris. Il asservit l’homme grâce aux slogans de progrès, de technologie, de rationalisation, de standardisation, etc. Il ne connait que le profit et les dividendes. Il veut transformer le monde en un cartel géant. Il met la machine avant l’homme. Il anéantit le fermier indépendant vivant sur sa terre.  Son objectif final est la dictature du Judaïsme. » 13  Cet anticapitalisme radical ne s’était donc pas seulement diffusé à l’intérieur du mouvement, il était aussi repris avec passion par la propagande du parti et placardé partout.
     L’anticapitalisme n’était pas une folie passagère. Nous l’avons vu exprimé au début des années 1920 aussi bien que dans les années 1930, et il resta vif tout au long des douze années du Troisième Reich. Au cours de la guerre, Hitler continuait à blâmer le capitalisme pour les échecs de tel ou tel secteur de l’économie allemande. « C’est de la faute du capitalisme, qui ne prend en compte que les intérêts privés, si l’exploitation de l’électricité générée par la force de l’eau n’en est qu’à ses débuts. Les plus grandes installations hydro-électriques doivent être réservées en premier lieu pour les consommateurs les plus importants — l’industrie chimique, par exemple. » 14
     Parce qu’il est une véritable démocratie économique, le capitalisme fut l’ennemi ultime des régimes antidémocratiques : national-socialisme, fascisme, et communisme. Au grand dam des idéologues de ces mouvements socialistes, le capitalisme ne développe pas telle ou telle branche de l’économie en fonction de la volonté de puissance des dirigeants de l’Etat, ou de leur vision, souvent étriquée et sommaire, de ce qui est « bon » pour le peuple. Par le mécanisme des prix, il s’occupe de répondre aux différents besoins des consommateurs. Ainsi, le peuple n’est pas forcé de préférer une belle installation hydro-électrique aux bienfaits de la consommation de tel ou tel produit alimentaire. Chacun, individuellement, mène sa barque dans le port de son choix. Dans le capitalisme, il n’y a pas de conducteur, pas de leader (Führer) qui décide pour tous de ce qu’il faut produire et consommer. Sur ces questions, chacun est son propre maître. Pour les Nazis, un tel système était impensable. A l’inverse, il faudrait lancer la planification de l’économie et favoriser le développement de l’industrie lourde. En suivant la voie que l’Union Soviétique avait ouverte, le régime national-socialiste se condamnait à aboutir aux mêmes catastrophes qu’elle.
     Que l’on ne s’imagine pas que ces conceptions anticapitalistes n’aient été appliquées qu’à des cas restreints. Selon les Nazis, l’Etat ne devrait pas seulement prendre le contrôle des industries de l’énergie, mais de toutes les ressources stratégiques. Comme le dira Hitler, «  ce qui est vrai de l’industrie dans l’énergie est également vrai pour toutes les matières premières essentielles, c’est-à-dire que cela s’applique tout autant au pétrole, au charbon, à l’acier, à l’énergie hydraulique. Les intérêts capitalistes doivent être exclus de ces types d’industrie. » 15 Ce qui était essentiel à l’Allemagne devrait être produit par le gouvernement.
     Intrinsèquement anticapitaliste et profondément opposé à toutes les manifestations de la société libérale, le national-socialisme déboucha de manière tout à fait logique et prévisible sur la suppression de toute initiative privée, puis de toute liberté économique, puis de toute liberté tout court. Quel que soit leur parti d’affiliation, les hommes politiques socialistes de notre époque ne semblent jamais comprendre les conséquences du rejet des institutions de la société capitaliste. Hitler semblait, en comparaison, en avoir été bien plus conscient qu’eux. Habité par l’idée tout à fait marxiste selon laquelle la liberté de commercer n’est in fine que la liberté d’asservir, de dominer, d’exploiter, il avoua très clairement que la mise en place de l’économie socialiste de type nazie passerait par la diminution voire la suppression pure et simple des libertés économiques. « Dans le monde capitaliste et démocratique, le principe économique le plus important est que le peuple existe pour le commerce et pour l’industrie, et que ceux-ci, à leur tour, existent pour le capital. Nous, nous avons renversé ce principe, en disant que le capital existe pour le commerce et l’industrie, et que le commerce et l’industrie existent pour le peuple. En d’autres termes, le peuple passe d’abord. Tous les autres éléments ne sont que des moyens tendant vers cette fin. Lorsqu’un système économique est incapable de nourrir et de vêtir son peuple, alors il est mauvais, peu importe si quelques milliers de personnes disent : ‘‘En ce qui me concerne, il est bon, vraiment excellent ; mes dividendes sont magnifiques.’’ Les dividendes ne m’intéressent pas. Ici nous avons tracé la ligne. Ils rétorqueront sans doute : ‘‘Voyez là, c’est exactement ce que nous disions. Vous mettez en péril la liberté.’’ Oui, certainement, nous mettons en péril la liberté de profiter aux dépens de la communauté et, si nécessaire, nous irons jusqu’à l’abolir. » 16
     Selon les Nazis, le mot liberté n’accompagnait que les sirènes de la servitude. Les ouvriers devaient se méfier de ce genre de langage : la liberté signifiait l’exploitation, le pillage, la pauvreté, et la décadence. Dès 1922, Hitler mettait en garde : « Liberté : sous ce terme on entend, du moins parmi ceux qui détienne le pouvoir au gouvernement, la possibilité d’un pillage illimité des masses, qui ne peuvent offrir aucune résistance. Les gens eux-mêmes considèrent naturellement que sous ce terme de liberté on leur offre la liberté de mouvement – la liberté de remuer leur langue et de dire tout ce qu’ils veulent, la liberté de déambuler dans les rues, etc. Une bien grande déception ! » 17 A ses proches, Hitler communiquait les mêmes sentiments. La liberté n’avait pas à être défendue, et ce pour la simple et bonne raison qu’elle était mauvaise, néfaste, destructrice. « Un très haut degré de liberté individuelle, affirma-t-il, n'est pas nécessairement le signe d'un haut degré de civilisation. Au contraire, c'est la limitation de cette liberté, dans le cadre d'une organisation qui comprend les hommes de la même race, qui est le marqueur réel du degré de civilisation atteint. Si les hommes recevaient une entière liberté d'action, ils se comporteraient immédiatement comme des singes. Desserrez les rênes du pouvoir, donnez plus de liberté à l'individu et vous conduirez le peuple à la décadence. » 18
     Nous avons raison aujourd’hui de condamner énergiquement le comportement de ces Allemands qui, des années durant, applaudirent chaleureusement de telles prises de paroles. Encore faut-il nous assurer chaque jour que nous n’applaudissons pas nous-mêmes de tels principes politiques. Dans notre pays, et à notre époque,  nombreux sont ceux qui semblent admirer les hommes politiques « de caractère » — ceux qui « osent prendre des décisions fortes ». Tous les jours nous entendons les journalistes et autres commentateurs politiques célébrer le « courage politique », le « volontarisme », et le « pragmatisme » de ceux qui « n’ont pas peur d’agir ». C’est oublier qu’Hitler et les Nazis avaient toutes ces qualités, et qu’ils en usèrent exactement comme ces esprits malavisés leur demanderaient aujourd’hui d’en user. Un chef d’entreprise menaçait-il de licencier ? Une interdiction administrative était immédiatement émise. Nous avions là un exercice splendide de « courage politique », de « pragmatisme », et de « volontarisme ». C’était clairement « ne pas avoir peur d’agir ». Sans doute est-ce un hasard si cela amena à la dictature.
     Par son anticapitalisme, le national-socialisme était poussé à défendre le point de vue socialiste sur les questions de propriété. A cette époque la propriété privée était un droit garanti, mais assez peu défendu. A gauche, les communistes voulaient le supprimer, et les socio-démocrates souhaitaient l’encadrer avec des barrières légales très rigides. C’est cette seconde option qui fut la position du parti d’Hitler. La propriété privée serait conservée mais inscrite dans un cadre légal qui en rendrait l’exercice acceptable pour l’Etat. Au début des années 1930, le porte-parole officiel du NSDAP clarifia ces principes : « La propriété privée, telle que définie sous l'ordre économique libéral, représente le droit pour l'individu de gérer et de spéculer autant qu'il le veut avec une propriété héritée ou acquise, sans considération pour l'intérêt général. Le socialisme allemand devait venir à bout de cette vision irresponsable et incontrôlée de la propriété. Toute propriété est une propriété commune. Le propriétaire est contraint par le peuple et par le Reich de gérer ses biens avec responsabilité. Sa position juridique n'est justifiée que pour autant qu'il respecte cette responsabilité. » 19 Comme on le remarque clairement, les Nazis ne parlaient pas comme les communistes d’un passage à la propriété commune des moyens de production, bien qu’ils en appelèrent énergiquement à la suppression de la vision « bourgeoise » et « libérale » de la propriété privée. Ils choisirent la voie intermédiaire, celle adoptée par les socialistes et les socio-démocrates, d’un encadrement par l’Etat des conditions et du fonctionnement de ce système de propriété privée.
     Pour certaines catégories de bien, dont la terre, les Nazis refusaient pour autant l’idée de conserver la propriété privée. La terre devait appartenir à la nation, et pas au paysan. Comme le dira Hitler lui-même, « le sol appartient à la nation, et l’individu n’a le droit que de l’emprunter et d’en tirer les fruits. » 20 Cette conception exigeait la reconnaissance d’un autre principe réglementaire : « Un produit naturel n’est pas de la propriété privée, c’est de la propriété nationale. La terre ne doit donc pas être l’objet de marchandage. » 21
     Par ses vues sur la propriété, il est clair que le national-socialisme se rapprochait nettement de l’idéologie soviétique. Parce que l’anticommunisme a longtemps été mal-interprété, nous sommes souvent amenés à croire que les Nazis avaient honte que de tels parallèles puissent être tracés. En réalité il n’en fut rien, et c’est parce que certains principes communistes fonctionnaient que les Nazis les intégrèrent dans leur vision. Dans le chapitre consacré aux objections, nous avons consacré de longues pages à la relation entre communisme et nazisme, dans lequel nous revenons sur les sentiments souvent bienveillants que les Nazis témoignèrent en privé. Ces sentiments comprenaient la célébration de l’efficacité du système économique soviétique ou du moins de certains de ses manifestations. Le système stakhanoviste, celui des méthodes coercitives accompagnant un culte de la performance, en est un exemple. Impressionné par ce système, il dira ainsi à ses proches : « Il est stupide de se moquer du système stakhanoviste. Les armes et les équipements des armées russes sont la meilleure preuve de l’efficacité de ce système dans la gestion de la ressource humaine dans l’industrie. Staline mérite notre respect inconditionnel. Dans son propre genre, il est un vrai camarade ! Il connait très bien ses références, Genghiz Khan et les autres, et la portée de sa planification industrielle n’est dépassée que par notre propre Plan Quadriennal. Et c’est évident également qu’il est tout à fait déterminé à ne pas avoir un chômage tel que celui qu’on trouve dans des pays capitalistes comme les Etats-Unis. » 22
     En établissant ce système et en ayant eu la présence d’esprit de construire un « socialisme dans un seul pays », et donc un socialisme national, Staline devait donc être célébré. Selon les Nazis, ses accomplissements étaient fantastiques et la Russie stalinienne devait être considérée comme l’une des nations les plus avancées du monde. Au milieu de la guerre, Hitler déclarera même qu’avec quelques années de plus elle aurait pu devenir un « monstre super-industrialisé ». 23 Citons ses mots : « Si Staline avait eu dix ou quinze ans de plus, la Russie serait devenu le plus puissant pays du monde, et deux ou trois siècles auraient été nécessaires pour faire changer cela. C’est un phénomène historique ! Il a augmenté le niveau de vie — cela ne fait aucun doute. Plus personne ne meurt de faim en Russie. Ils ont construit des usines là où il y a deux ou trois ans il n’y avait que des villages inconnus — et des usines, tenez-vous bien, aussi grandes que les Hermann Göring Works. Ils ont construit des lignes de chemin de fer qui ne sont même pas encore sur nos cartes. En Allemagne nous nous disputons sur la fixation du prix des billets avant même de commencer à construire la ligne ! J’ai lu un livre sur Staline ; je dois admettre que c’est une personnalité immense. » 24