Les choses méritent d’être posées
clairement : le titre de ce chapitre est quelque peu trompeur. Hitler ne fut
jamais un théoricien, encore moins un économiste. Les idéologues du mouvement
s’appelaient Anton Drexler, Gottfried Feder, Dietrich Eckart, et Gregor
Strasser. La liste, même exhaustive, ne mériterait pas de comporter le nom du
Führer. Idéologiquement, il n’était qu’un suiveur. Hitler n’était nullement un économiste, et
d’ailleurs il détestait profondément les économistes, allant jusqu’à proposer
qu’on supprime toutes les chaires d’économie politique dans les universités. Dans
sa large bibliothèque, qui comptait près de mille volumes, Hitler ne possédait
pas un seul ouvrage consacré à l’économie ou à l’histoire de l’économie. Il haïssait leur discours pompeux et leur
attitude hautaine. « Pour un économiste distingué, se plaignit-il un jour,
le principe est de jeter ses idées dans des méandres complexes et d’utiliser
des termes incompréhensibles, et ce quel que soit le sujet traité. Tous ceux
qui ne parviennent pas à comprendre sont qualifiés d’ignorants » 1
Sans doute se souvenait-il de l’époque où, lui-même parfaitement ignorant de la
science économique, il avait débattu de ces questions avec des économistes professionnels
tels que Gottfried Feder. Bien qu’il refusait toujours d’admettre toute
intervention extérieure sur la formation de sa pensée, Hitler forgea ses
convictions non par un raisonnement théorique mais par le pouvoir de séduction
que les idées de Feder avaient eues sur lui.
Gottfried Feder
lui-même n’était pas un économiste brillant. Il traitait de ces questions avec
une superficialité qui aurait déjà paru choquante au milieu du XIXe
siècle, mais qui, au début du XXe, était presque impardonnable. Comme
les fruits ne tombent jamais très loin de l’arbre qui les a vu pousser, les
idées qu’Hitler en retint furent également des plus plates et des plus banales.
Peut-être parce que ses connaissances dans ce domaine étaient rudimentaires, il
n’appréciait pas les discussions approfondies sur les sujets économiques.
« Débrouillez-vous » était sa réponse favorite aux questions complexes
que lui posaient parfois ses ministres. Il n’existait aucun sujet sur lequel il
acceptait que son interlocuteur puisse le prendre à défaut. La contradiction
lui était physiquement désagréable, et l’économie était de loin le domaine dans
lequel cette gêne était la plus flagrante.
Et pourtant sa pensée économique — aussi
incohérente, naïve, ou stupide fût-elle — ne peut être ignorée par celui qui
souhaite comprendre sur quelles bases fut bâtie l’économie de l’Allemagne
Nazie. La pensée d’Hitler nous intéresse même davantage que celle de Feder ou
des autres théoriciens nazis, et ce pour une raison évidente : c’est lui
qui accéda au poste de chancelier puis devint le Führer de l’Allemagne. La justification
est ici largement suffisante. Nous n’aurions pas pris la peine d’analyser la
pensée confuse et parfois incohérente de cet homme s’il était resté jusqu’au
bout ce qu’il commença par être pour le Parti Ouvrier Allemand, à savoir un
agitateur de brasserie et un orateur brillant.
Les deux prochains chapitres seront
consacrés au système économique de l’Allemagne Nazie — les mesures prises
pour sortir de la crise puis la situation de l’économie sous le règne des idées
interventionnistes du National-Socialisme. Bien qu’il soit très intéressant de
décrire par le menu les différentes formes prises par l’étatisme dans l’Allemagne
Nazie, et nous le ferons, il est important de commencer par s’intéresser aux
raisons qui furent données par Hitler pour le défendre. C’est l’explication que
ce chapitre tâchera de fournir.
Plusieurs points devront être abordés afin
de pouvoir décrire quelles étaient les vues d’Hitler et des Nazis sur le
capitalisme, la monnaie, le rôle de l’Etat, etc.
Pour présenter le cadre de l’analyse, et éclaircir les raisons pour lesquelles
elle doit être menée, je commencerai par une citation tirée d’un discours du
Führer. Nous sommes en 1933, quelques mois après son arrivée à la Chancellerie
du Reich. Devant une foule buvant ses paroles, Hitler explique : « Les
missions de l’Etat dans la sphère économique sont considérables. Ici, toutes les actions doivent être soumises
à une loi : le peuple ne vit pas pour le commerce, et le commerce n’existe
pas pour le capital ; mais le capital est au service du commerce, et le
commerce est au service du peuple. » 2
Les propos paraissent assez vagues, et ils
le sont en effet. Comme le communisme, tout cela semble être une nouvelle belle idée, un principe peut-être
utopique mais fondamentalement positif. « Le commerce au service du
peuple » : qui pourrait bien vouloir l’inverse, i.e. que le peuple soit asservi par son système économique ? Comme
l’illustre cette citation, si nous en restons à l’étude des vagues propos
qu’Hitler donnait lors de certains de ses discours publics, nous aurons le plus
grand mal à atteindre les objectifs fixés dans le présent chapitre. Nous
pourrions même, à l’image de la plupart des historiens, considérer que tout
ceci ne constituait que des niaiseries d’un démagogue incapable de comprendre
parfaitement les implications de son propre message politique. Pour autant,
lorsque nous analyserons en détail la situation de l’économie allemande sous le
Troisième Reich, il sera tout à fait clair qu’elle correspondait exactement à
l’image idéale qu’avait dépeinte Hitler à de nombreuses reprises. De cet état
de fait découle la nécessité pour nous de recenser de manière critique les
idées hitlériennes sur l’économie.