mardi 25 septembre 2012

Introduction

     Le nom d’Adolf Hitler occupe une place tout à fait particulière dans l'histoire du XXe siècle et, par certains côtés, elle pourrait presque paraître excessive. Après tout, ni le fascisme, ni le totalitarisme, ni la barbarie elle-même n’avaient commencé avec lui. D’un point de vue strictement factuel, il est établi que certains dictateurs tels Pol Pot ou Mao Zedong massacrèrent une proportion nettement plus considérable de leur population. Par sa durée même le Troisième Reich est dépassé par bien des régimes tyranniques et dictatoriaux ; loin d’être millénaire comme les Nazis l’avaient souhaité, il constitua une parenthèse dans l’histoire allemande : elle s’ouvrit le 30 janvier 1933 pour se refermer à peine douze ans plus tard.
     Pourtant, lorsque le citoyen européen s’interroge sur ce qui constitue le fait marquant du XXe siècle, la barbarie nazie est souvent l’élément historique qui lui vient à l’esprit de prime abord. Bien que les choix de l'Histoire « collective » aient évidemment leur raison que la raison ignore, cette fixation sur Hitler est due en large partie à un sentiment fort compréhensible d'horreur. Il n'en reste pas moins que notre époque a plus que jamais le besoin de comprendre, non de sentir, d'analyser, non d'imaginer, la nature et les causes du national-socialisme hitlérien.
     L'usage du terme « national-socialisme » n'a sans doute pas heurté la sensibilité du lecteur ni questionné son intelligence. Il faut dire que ces deux mots assemblés l'un à l'autre sont devenus un véritable concept sans substance. Depuis des décennies, d’innombrables historiens ont prétendu en clarifier le sens. Ils n’ont fait que le masquer, le dissimulant derrière l’antisémitisme, qui n’en fut qu’une des composantes, et derrière le totalitarisme brutal, dont ils rendent responsable la seule personnalité d’Hitler. Pourtant, les mots ont un sens, et personne ne peut raisonnablement parler du national-socialisme sans savoir ce que veulent dire et le nationalisme et le socialisme, et pourquoi ils furent réunis en une seule doctrine politique. La dénomination d’un mouvement politique n’obéit pas aux forces aveugles du hasard, et nous verrons par la suite qu’Hitler prenait très au sérieux cette expression. Il nous faut donc la comprendre.
     Tout bien considéré, le même besoin de définition resurgit pour l’analyse de toutes les Weltanschauungen, les grandes « conceptions du monde ». Le communisme, par exemple, était explicitement défini comme l'idéologie politique basée sur la volonté de mettre en commun, et donc sur le sacrifice de chacun au profit de tous. Et l'individu a été sacrifié. Si nous avions compris, à l’époque, la véritable nature de ce système, un tel sacrifice aurait certainement pu être évité. Au moins une telle connaissance empêche-t-elle à présent une « expérience » semblable de prendre à nouveau racine dans le monde développé. Maintenant, en somme, il semble que nous savons.
     Avant tout, le communisme semble être l’objet de moins de mystifications. Chacun en comprend maintenant la vraie nature, bien que peu osent véritablement en tirer les conséquences jusqu’au bout. Si une grande majorité d’européens comprend bien qu’il serait illusoire et dangereux de mettre toutes les richesses en commun et que le communisme total ne peut amener que misère et chaos, ils semblent être peu nombreux à comprendre que mettre certaines choses en commun, pratiquer, en somme, un communisme partiel, ne saurait apporter d’autres résultats. Sans doute s’imaginent-ils qu’il est possible d’éliminer la nocivité d’un poison en choisissant de n’en avaler qu’un demi-verre.
     Mais qu’en est-il, sous cet angle, de l’idéologie nazie ? En observant les différentes facettes du national-socialisme, en mettant à nue, par-delà les banalités des interprétations populaires, sa véritable essence, notre génération n’aurait-elle pas aussi de grandes leçons à tirer ? Nous le savons tous : « ceux qui ne connaissent pas l’histoire sont condamnés à la répéter. » Cette vérité n’est que trop connue, et pourtant elle semble partout méprisée. Sans doute est-ce sans honte aucune que beaucoup se figurent que la discussion que nous nous apprêtons à mener dans ce livre n’est qu’une futilité théorique, à des années lumières des problèmes de notre temps.
     Pourtant, le chômage de masse et la désillusion face aux conditions économiques de l’époque furent les deux éléments fondamentaux qui remuaient la société allemande avant que le national-socialisme ne s’y impose. Frappée par une crise dont elle ne se sentait nullement responsable, l'Allemagne du début des années 1930 ne semblait plus savoir quelle route emprunter. Le communisme avait déjà montré son échec en Russie soviétique ; le capitalisme, disait-on à l'inverse, venait de provoquer une crise sans précédent. Piégés entre les deux et ne sachant trop où aller, une majorité d'électeurs se dirigea ainsi vers le parti national-socialiste d'Adolf Hitler, un parti qui, par ses élans nationalistes, révolutionnaires et socialistes à la fois, semblait présenter à l'Allemagne les réponses qu'elle attendait tant.
     Agitée par les mêmes forces, l’Europe du début du XXIe siècle est-elle dans une situation si différente que nous puissions balayer le souvenir du nazisme d’un revers de main ? La réponse ne peut pas être autre que négative. Si notre génération souhaite se prémunir du retour, sous quelque forme que ce soit, du fascisme de type national-socialiste tel qu’il a sévi en Allemagne entre 1933 et 1945, la connaissance et la compréhension des mécanismes qui l’ont fait apparaître et des bases sur lesquelles il s’est élevé, est évidemment une nécessité pratique, et de première importance.   
     Bien que mon approche constitue une originalité en elle-même, les faits que la description historique reprend tout au long de ce livre sont tous sauf nouveaux. Je ne prétends pas apporter de connaissances originales ni former mon propre courant historiographique. Utilisant le matériel fourni par soixante ans de recherches historiques, je m’efforce d’apporter du sens à une accumulation désordonnée et parfois contradictoire de travaux qui empêchait selon moi de parvenir à une véritable « maîtrise du passé nazi » (Vergangenheitsbewältigung).

     Tout mythe établi a ses dévots et ses défenseurs. Une vérité, fût-elle-même évidente, ne triomphe que par la puissance de la logique qui la démontre. La force avec laquelle de nombreux individus, fussent-ils fort bien éduqués et cultivés, tendent à s’accrocher aux principes qui ont formé leur intelligence, est assurément un frein, et non des moindres, à la diffusion du bon sens et de la vérité. Il est prévisible qu’un tel frein vienne opérer ici. Il ne faudra pas avoir peu de heurter la sensibilité de certains lecteurs : elle se brisera. La vérité est un éléphant dans le magasin de porcelaine du conformisme.
     Car nous entrons ici sur un terrain miné. La liberté d’expression est un principe encore relativement bien défendu dans notre pays, mais il existe certaines limites que la moralité conventionnelle a pris soin de lui opposer. Certaines choses qu’on ne peut oser dire, certains faits qu’on ne peut oser contester, comme si un rideau de fer était tombé dans les cerveaux pour fixer la frontière entre les idées convenables et les idées indéfendables. Plus étonnamment, il semble que certains faits ou personnalités historiques soient retenus prisonniers de l’autre côté de cette frontière. Hitler en fait de toute évidence partie. Il n’est pas possible d’évoquer son nom sans que le débat précédemment engagé n’arrive aux pieds d’une pente savonneuse. Il faut dire que la manœuvre est aisée. Dès qu’un débateur parvient à assimiler son adversaire à celui qui représente le mal absolu dans beaucoup de consciences, quelle chance reste-t-il à cet adversaire pour convaincre ? Aucune.
     La comparaison ou le rapprochement avec Hitler est comme l’arme atomique. Si l’on est parfois tenté de s’en servir, on a toujours honte de le faire. Et c’est avec raison que nous en avons honte. Combien de fois des allusions sont envoyées de droite et de gauche pour décrédibiliser l’adversaire ? Combien de discussions creuses débouchent sur l’invective « fasciste ! » ou sur des rapprochements directs aux « heures sombres » de notre histoires, et autres périphrases plus ou moins subtiles pour « nazisme » ou « hitlérisme » ? Trop, sans doute.
     Pourtant, le présent livre ne ressemble en rien aux attaques stériles qui, dans ce domaine, illuminent de bêtise le débat public. Lorsqu’un historien ou un économiste publie un ouvrage polémique, il se doit d’écrire : ceci est un livre polémique. Pour la compréhension de la suite, je dois écrire pour ma part : ceci est un livre d’analyse.  Pour autant, il aura une diffusion limitée. Il aurait suffi pour anéantir le crédit accordé à n’importe quel intellectuel français de notre époque. Parce qu’il ose rappeler une vérité dérangeante — que le nazisme n’est qu’une forme de l’idéologie socialiste — il n’est pas fait pour plaire.
     Pourtant, en considérant simplement l’expression « national-socialisme » ainsi que le nom complet du parti que dirigea Adolf Hitler — der Nationalsozialistische Deutsche Arbeiters Partein (NSDAP), ou  Parti national-socialiste des travailleurs allemands — on peut être surpris que le présent livre soit nécessaire pour prouver un fait qui semble peu ou prou évident, et qu’il faille pas moins de trois chapitres pour tenter de définir la qualité du système économique de l’Allemagne Nazie, tandis qu’elle semble être indiquée dans le nom du parti lui-même.
     Est-il possible que les choses soient si évidentes ?  A cette question, il est difficile de répondre oui sans voir rugir tout de suite la désapprobation de tous, socialistes ou non. Il est clair que pour beaucoup ces idées ne semblent pas si évidentes. Mais si, par l’analyse, je parvenais à prouver que les tendances antilibérales et anticapitalistes de l’hitlérisme n’étaient pas des points de détail sans importance, détachés  du cœur du problème, mais qu’elles étaient le problème lui-même ; si je parvenais à démontrer que l’antisémitisme, les conquêtes militaires, et jusqu’au culte de la personnalité, loin de s’opposer aux principes socialistes, étaient en réalité la parfaite application de ceux-ci, et reprenaient les admonestations des plus grands auteurs socialistes et communistes — que dirait-on alors ? Que dirait-on, en somme, si je parvenais à prouver qu’Hitler était un socialiste, non seulement selon les normes de son époque, mais qu’il le serait encore tout à fait selon celles de la nôtre ?
     Car oui, attendris à la vue de leur nation allemande malmenée par l’exploitation de riches capitalistes — de riches capitalistes juifs, pour être précis ; soucieux de bâtir pour elle tout un système d’assistance généralisée, qui tiendrait la main de l’homme du berceau au cercueil ; et vantant le sacrifice de l’individu au profit du groupe comme véritable sens de l’idée de solidarité, les Nazis furent, au sens le plus complet et le plus absolu du mot, de véritables socialistes.
     Jusqu’à présent, et dès le titre du livre, j’ai sans doute laissé au lecteur l’impression dérangeante de jouer sur les mots, et de supposer de manière abusive que le parti Nazi était, en somme, une sorte de Parti Socialiste Allemand. Ce n’était effectivement pas le cas. Le National-Socialisme, considéré en tant qu’idéologie politique, fut à la fois un Socialisme, en ce qu’il contribua positivement à l’établissement d’une économie dirigée et d’un Etat-providence, mais aussi un Nationalisme, par son attachement à l’idée de nation et aux questions de territoires. Adolf Hitler lui-même expliqua parfaitement ce fait :

« Nationalisme et Socialisme sont deux conceptions identiques. Ce n’est que le Juif qui a réussi, en falsifiant l’idée socialiste et en la transformant en Marxisme, non seulement à séparer l’idée socialiste de l’idée nationaliste, mais surtout à les présenter comme éminemment contradictoires. Et il a effectivement atteint ce but. A la fondation de ce Mouvement nous avons pris la décision que nous exprimerions notre idée de l’identité de ces deux conceptions : malgré tous les avertissements, nous avons choisi, à partir de nos croyances, et de par la sincérité de notre volonté, de l’intituler National-Socialisme.
Pour nous, être nationaliste signifie avant tout agir en étant motivé par un amour sans limite et total pour le peuple, et être prêt, si nécessaire, à mourir pour lui. De la même façon, être socialiste signifie bâtir l’Etat et la communauté des hommes de manière à ce que chaque individu agisse dans l’intérêt de la communauté des hommes, et qu’il soit convaincu de la bonté et de la clairvoyance de cette communauté d’hommes, au point d’être prêt à mourir pour elle. »  1

Cette citation est évidemment très intéressante,  bien qu’à ce stade du livre elle soulève vraisemblablement plus de questions qu’elle n’apporte de réponses. L’ « identité », pour reprendre le terme d’Hitler lui-même, entre nationalisme et socialisme, n’est somme toute pas aussi évidente pour nous aujourd’hui qu’elle a pu l’être, semble-t-il, pour les Nazis eux-mêmes. La révolution national-socialiste, de sa lutte contre le marxisme — ce « faux » socialisme d’origine juive — à la construction d’une économie socialiste dans laquelle chacun agirait pour le bien-être de la collectivité, semble encore avoir besoin d’être expliquée, malgré plus de soixante ans d’historiographie.
      Dans les chapitres suivants, je tâcherai d’analyser ces différents points. De manière à introduire la discussion et à poser le cadre général de l’analyse, le premier chapitre sera consacré aux premières heures du mouvement national-socialiste, d’abord à travers le Parti Ouvrier Allemand puis, à partir de 1920, à travers le Parti National-Socialiste des Travailleurs Allemands. Le chapitre suivant explore l’une des dimensions les plus typiques du socialisme radical : l’idéal de la révolution violente. Mention est faite aussi de l’ « exemple » italien fourni par Benito Mussolini, lui-même socialiste, et sa révolution fasciste. Puisque le socialisme est avant tout une politique économique, et que le national-socialisme arriva en Allemagne au milieu de la Grande Crise de 1929, les trois chapitres suivants sont consacrés à l’économie de l’Allemagne Nazie : les fondements théoriques, la « relance » keynésienne de l’économie, puis le système économique à proprement parlé. Partant des conclusions tirées par ces chapitres, la suite du livre évoque le nationalisme et l’expansionnisme militaire, la « question juive », et l’Etat-providence institué par le régime nazi. Après un chapitre dédié au traitement des objections, le chapitre d’ouverture sera consacré à la tendance actuelle et aux moyens de la stopper.

     Le sous-titre du livre évoque l’ « hitlérisme » et réclame au moins un commentaire liminaire. Pour la poursuite des objectifs qui viennent d’être fixés, le recourt aux prises de paroles d’Adolf Hitler et à ses écrits est d’une nécessité évidente, car les historiens ne se sont pas trompés en expliquant qu’ « en fin de compte, c’était bien la Weltanschauung de Hitler, et elle seule, qui l’emportait. » 2 Dans des mots qui peuvent paraître exagérés mais qui illustrent tout de même une vérité incontestable, Hans Frank, l’antipathique Gouverneur général de la Pologne, expliqua énergiquement que « c’était le régime d’Hitler, la politique d’Hitler, la dictature d’Hitler, la victoire d’Hitler, la défaite d’Hitler, et rien d’autre », ce dont Goebbels témoignera aussi en disant : « Voici ce qu’Hitler est pour le mouvement : tout ! il est tout ! » 3 De fait, ses lieutenants au pouvoir, de Goering à Himmler en passant par Rosenberg et Goebbels, se comportèrent comme des disciples, des êtres illuminés qui croyaient que Jésus Christ était passé sur leur chemin. Tous étaient fanatiquement dévoués à leur maître, le considérant comme le grand sauveur de la nation allemande ou plutôt, pour illustrer leur lyrisme : le Grand Sauveur de la Nation Allemande. Le Parti comportait une quantité considérable de « techniciens » ou « bureaucrates » du national-socialisme, des praticiens du pouvoir insensibles aux subtilités de l’idéologie qui sous-tendait leur action pratique, mais il comprenait aussi quelques « idéologues » ou « théoriciens ». Parmi ceux-ci, les personnalités les plus fameuses étaient sans doute Joseph Goebbels, Alfred Rosenberg, Dietrich Eckart, Gregor et Otto Strasser, Anton Drexler, et Gottfried Feder. Avec Hitler, ce sont eux qui établirent les bases théoriques du national-socialisme, et c’est naturellement vers eux, plus que vers les praticiens du pouvoir, que nos regards se tourneront dans cette étude.
     L’usage de leurs écrits fournira un complètement aux faits et gestes d’Adolf Hitler, pour constituer la base de l’analyse examinant le national-socialisme en tant qu’idéologie politique, dont la formation eu lieu, progressivement, entre 1919 et 1925. Mais ce n’est pas la seule partie qu’il faille considérer. En matière de politique, les idées importent autant que les mesures. Bien qu’un tel découpage ne constitue pas la base de la structure de ce livre, il est souhaitable d’observer, d’un côté, l’idéologie, et de l’autre, la pratique du pouvoir. Certains régimes font correspondre parfaitement l’un et l’autre, d’autres non. Nous verrons ce qu’il en est du nazisme. La filiation des idées est un sujet qui, même s’il se rapproche de la partie « structuration » d’une idéologie, constitue un point distinct de toute analyse historique. Ici, cette filiation sera évoquée de manière répétée, bien que non systématique. L’objet de ce livre est d’analyser la dimension « socialiste » du nazisme, et non pas de fournir une archéologie de la pensée hitlérienne.
     Analyser les idées d’Adolf Hitler peut sans aucun doute paraître très peu réjouissant voire tout à fait étrange, et de la même façon, la description de la politique économique d’un régime meurtrier ne semble pas mériter une attention particulière. Pendant plusieurs décennies, les historiens ont considéré avec beaucoup de mépris les idées d’Hitler, allant jusqu’à nier qu’il en ait eu hors de l’antisémitisme et du racisme. Fort heureusement, les choses ont bien changé depuis. Dès 1987, Rainer Zitelmann fut l’un des premiers historiens à prendre vraiment au sérieux l’idéologie nazie et à accepter d’analyser les réalisations du Troisième Reich en utilisant les critères de la théorie national-socialiste. 4 Il n’est désormais plus le seul et c’est dans sa démarche que je me place avec ce livre. L’un des plus grands historiens actuels du nazisme, le britannique Ian Kershaw, explique ainsi qu’« aujourd’hui tout le monde s’accorde à reconnaître que derrière une vision millénariste aux contours flous se tenait un ensemble d’idées reliées entre elles qui, aussi odieuses et irrationnelles fussent-elles, se cristallisèrent vers le milieu des années 1920 pour former un système. » 5
     C’est à la compréhension de ce « système » que le présent livre se donne comme objectif de contribuer. Son postulat : que nous avons ignoré l’idéologie nazie en la simplifiant à l’excès. Les preuves sont partout et pourtant nous refusons de les voir. Leon Goldensohn, le psychiatre présent aux procès de Nuremberg, demanda un jour à Hermann Göring s'il avait été antisémite. Après soixante ans d’historiographie biaisée et complaisante, sa réponse peut surprendre. « Non, non. Je n'ai jamais été antisémite. L'antisémitisme n'a joué aucun rôle dans ma vie. S'il avait reposé sur l'antisémitisme, jamais je ne me serais intéressé au mouvement nazi. Ce qui m'a attiré vers le parti, c'était son programme politique. » 6 Lors de ces entretiens de Nuremberg, de nombreux autres dignitaires Nazis affirmèrent qu'ils n’étaient pas antisémites, et ce, sans aucun doute, à notre plus grande surprise. Ce fut le cas de l'amiral Karl Dönitz, d'Hans Frank, de Franz von Papen, d'Hans Fritzsche, de Joachim von Ribbentrop et de Walther Funk. Ce dernier déclara de manière directe : « Ce n'est pas par antisémitisme que j'ai adhéré au parti. » 7 Pour autant, les historiens imaginent que l’on peut continuer indéfiniment à passer le programme politique sous silence, et à mettre l'accent uniquement sur l'antisémitisme.
     Malgré leurs nombreux torts, les ouvrages de ces grands historiens de la période sont une source d’une importance considérable pour la présente étude. Une analyse critique de la façon avec laquelle chacun d’entre eux est parvenu à écarter les similitudes entre le nazisme et le socialisme sera fournie dans le chapitre consacré aux objections. Quoique leur tort soit parfois considérable, il est difficile de leur jeter la pierre. Apparemment tout aussi vigoureusement anti-communiste qu’anticapitaliste, le nazisme ne s’appréhende pas aisément. Il avait pris naissance en s’inspirant de l’exemple italien. Après avoir quitté le Parti Socialiste, Benito Mussolini avait compris que le nationalisme était un élément plus fédérateur pour les classes travailleuses que la simple « fraternité » entre ses membres. Il avait observé les déboires de l’expérience bolchevique en Russie. Pragmatique, il sentait également que les grandes entreprises étaient des adversaires féroces, et qu’en les vainquant tout à fait complètement, on ne parvenait jamais à de très bons résultats. Ainsi lui viendra l’idée d’une « troisième voie », entre le capitalisme, qu’il détestait, et le communisme, dont il observait les échecs. Comme dans le communisme, l’Etat aurait les pleins pouvoirs sur le système économique. Comme dans le capitalisme, les entreprises resteraient pour autant dans des mains privées. Observant les succès de Mussolini, Hitler s’inspira de ces idées.
     Commençons donc l’autopsie. Voyons cette « troisième voie », ce sentier dont beaucoup ignorent tout, sauf la destination. Il nous faudra l’arpenter à nouveau, en marchant dans les pas de ceux qui l’ont emprunté pour la première fois, revenir à leurs écrits, à leurs discours, et à ce que leurs actions nous apprennent sur eux-mêmes. Peut-être comprendrons-nous, inquiets, que c’est la voie que nous suivons inconsciemment depuis des années.

En route.





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Notes

1.        Adolf Hitler, Discours du 12 Avril 1922, Munich
2.        Ian Kershaw, Hitler. Essai sur le charisme en politique, Gallimard, 2010, p.32
3.        Hans Frank, Im Angesicht des Galgens, cité par Joachim Fest, Les Maîtres du IIIe Reich, Grasset, 2011, p.21 ; Joseph Goebbels,  Journal 1923-1933, Tallandier, 2006, p.375
4.        Voir notamment Rainer Zitelmann, Hitler. Selbstverständnis eines Revolutionärs, Berg, 1987
5.        Ian Kershaw, Hitler. Essai sur le charisme en politique, Gallimard, 2010 p.49
6.        Leon Goldensohn, Les Entretiens de Nuremberg, Flammarion, 2005, p.240
7.        Ibid., p.90